La France n'a pas dit son dernier mot, par Éric Zemmour. Editeur Rubempré, septembre 2021.
David Berlinski
Éric Zemmour est un journaliste politique français, collaborateur de longue date du Figaro ; et s'il est connu aux États-Unis, il y est surtout connu pour être très connu en France. En France, il est connu pour ressembler un peu à Donald Trump, preuve éclatante qu'aucun pays ne comprend l’autre. La ressemblance, si elle existe, est sentimentale. Zemmour est aussi maigre que Trump est gras, d'aspect vulpin, à tel point que s'il était vu au sortir d'un poulailler, personne n’en serait surpris.
C'est la présence de Zemmour sur la nouvelle chaîne de télévision française, CNews, qui l'a promu au-dessus du gribouillage. Dressé contre nombre de rabâcheurs coassant , il parlait en même temps qu’eux quand c’était nécessaire, et, quand cela ne l'était pas, discourait sans fin ; dans ses moments de pause, il souriait, grimaçait, gloussait, haussait les épaules, ricanait, riait et, de temps en temps, levait les mains au ciel suggérant ainsi que c'en était trop à supporter. Il s'est révélé être un maître du débat a la française. Aucun sujet ne lui fait peur, remarque Manuel Bompard. Assez vrai. En faisant sensation, il gagne des adeptes et, par un processus qui s'apparente à de la transsubstantiation, parvient à figurer dans la course présidentielle française depuis sa disparition de CNews.
La course à la pole position est maintenant en cours, avec même Anne Hidalgo, la maire de Paris, convaincue qu'en continuant à ouvrir la bouche, elle attirera forcément le genre d'éclair de fin d'été généralement observé au-dessus de l'air chaud. A l'exception de Zemmour, les candidats ont tous déclaré que si la France ne sait pas encore ce qu'elle veut, ils savent eux ce dont elle a besoin. Zemmour est resté non déclaré et non réformé, et en disant tout haut ce que de nombreux politiciens français n'oseraient pas du tout dire, il s'est fait le point de mire de tous les médias.
Il a un génie pour la publicité. Lorsqu'on lui a proposé d'inspecter un fusil français de gros calibre pour tireur d'élite, il l'a rapidement pointé vers un certain nombre de journalistes. La ministre adjointe de l'Intérieur, Marlène Schiappa, a mordu à l'hameçon dans l'attente, ou l'espoir, qu'elle pourrait bientôt l'avaler, ce sur quoi Zemmour l'a dénoncée comme une imbécile. C'était une conclusion à laquelle les Français avaient indépendamment donné leur assentiment. Marlène Schiappa est, après tout, l'auteur des Lettres à mon utérus.
Le penchant de Zemmour pour les incendies de forêt ne lui a pas fait de mal. Le sondage Harris le plus récent l'a donné à 17 pour cent des intentions de votes. Aucun candidat n'a jamais fait aussi bien en si peu de temps, a fait remarquer Antoine Gautier, responsable de la recherche chez Harris Interactive. Que ce qui monte peut aussi bien redescendre est un principe politique qui, pour le moment, semble avoir échappé à Gautier. Dominique Strauss-Kahn se débrouillait très bien dans les sondages jusqu’à ce qu'on découvre qu'il s'investissait à bras-le-corps dans le service en chambre d’un hôtel de New York.
À tout le moins, l'ascendance de Zemmour a laissé Marine Le Pen à court d'oxygène électoral. Dans une interview à Boulevard Voltaire, Zemmour a suggéré que Le Pen avait sombré parce qu'elle n'avait pas vu que chaque fois qu'il parlait, la civilisation elle-même était en cause et donc en jeu. Madame Le Pen prit un air affligé. Et pas étonnant : elle s'était efforcée pendant des années de purger son parti, le Rassemblement National, de la moindre trace d'antisémitisme. On a dit que son engagement envers Israël était profond. Le fait qu'elle se soit maintenant retrouvée doublée par un juif français d'origine algérienne l'a peut-être persuadée de reconsidérer les Protocoles des Sages de Sion.
Cela m'aurait persuadé.
Quelles que soient les leçons que Zemmour entende donner à Madame Le Pen, Emmanuel Macron les apprendra bientôt aussi. « Nous sommes les deux pôles d'un vrai débat », a déclaré Zemmour, ajoutant encore qu'il s'agissait d'un choc des civilisations. Ce sont des mots propres à exciter les passions, suggérant, comme ils le font, Ézéchiel 38-39, ou, en tout cas, quelque chose de plus excitant que les questions sur le prix de l'essence en France, un problème qui, la dernière fois, excitait les Gilets Jaunes et personne d'autre. Dans Le Suicide Français, Zemmour était notamment pessimiste sur l'ensemble de l'affaire, comme le titre pourrait le suggérer ; mais il s'est considérablement ragaillardi depuis, et dans son dernier livre, La France n'a pas dit son dernier mot , il a indiqué qu'un pays capable de l'élire à la présidence pourrait ne pas être aussi tenté par le suicide qu'il ne l'avait auparavant supposé.
Le Suicide Français était un best-seller notable en France. Il a fait la réputation de Zemmour en tant qu'homme d'une verve intrépide. Multiculturalisme, droits des femmes, homosexualité, historiens américains, jeunes, gros, divorce sans faute, 1968, femmes démunies, Rolling Stones, transsexuels poilus, Centre Pompidou, féminisation de la société française ? Il s'opposait à tout, et surtout aux femmes françaises professionnelles. Lors de ses procès publics, elles en avaient après lui et il en avait après elles :
Le président du tribunal est une femme ; le procureur également. La plupart des avocats de mes accusateurs aussi. Sous leur robe noire en guise d'uniforme prestigieux d'une autre époque, elles portent des vêtements de médiocre qualité à l'étoffe fatiguée, sont coiffées à la hâte, maquillées sans soin ; tout dans leur silhouette, dans leurs attitudes, leur absence d’élégance, dégage un je-ne-sais-quoi de négligé, de laisser-aller, de manque de goût. On voit au premier coup d'œil que ces métiers—effet ou cause de la féminisation—ont dégringolé les barreaux de l'échelle sociale. Il flotte une complicité entre elles, proximité de sexe et de classe.
D'un autre côté, Zemmour n'a aucune expérience politique, ce qui pourrait bien plaire aux Français avant qu'il n'arrive au pouvoir, mais qui risque de les consterner s'il réussit. Le point n'est pas passé inaperçu :
Justice, immigration, laïcité, autorité de l’État, égalité femmes-hommes... Sur tous ces sujets, les Français connaissent bien la pensée d’Éric Zemmour, qui pourrait bientôt quitter son costume de polémiste pour se consacrer à la campagne présidentielle. Mais quid de ses positions sur l’économie ?
Ses positions sur l'économie ? Il y a ça :
... le fil conducteur de ses positions, s'il est candidat, est de défendre les intérêts de la France et des Français. Cela signifie regagner la souveraineté et la fierté économique du pays.
Ce sont des mots, au ton Trumpien, mais qui trompent en fait, ne serait-ce que parce que leur lien avec toute politique économique cohérente est difficile à discerner.
Peu importe. Éric Zemmour n'est pas près d'aborder les subtilités du commerce international ou la doctrine de l'avantage concurrentiel, et à part laisser entendre généralement que ce qui était assez bon pour Jean-Baptiste Colbert est assez bon pour lui, il n'a rien laissé entendre du tout. Les raisons de son attrait sont autres.
Mais alors, autrepart ? On peut difficilement dire que Zemmour s'est imposé aux Français par son magnétisme personnel. Il n'en a pas. Parmi ses partisans, il apparaît, bien que souriant majestueusement, distinctement mal à l'aise, presque comme s'il était préparé par la mémoire raciale à voir une arme brandie dans chaque main tendue. Pourquoi, alors, Zemmour ? C'est une question qui a occupé tous les baratineurs des talk-shows français, et pour une fois le baratin semble avoir convergé vers un consensus. C'est parce qu’il est le seul parmi les candidats, qui soit prêt à parler de sujets qui préoccupent profondément les Français : des inquiétudes qui, pour si profondes et bien en vue qu’elles soient, restent interdites du discours ouvert.
Sur l'Islam, Zemmour est inflexible. Il y a un affrontement irrémédiable entre les civilisations française et islamique. Dès qu’elles se retrouvent dans la même pièce, l'une d'entre elles doit sortir. Tout récemment, Zemmour a débattu avec Jean-Luc Mélenchon à la télévision française. Mélenchon est un homme cultivé et lettré. Face à la déclaration de Zemmour selon laquelle soit nous nous débarrassons d'eux, soit ils se débarrassent de nous, il a répondu par la objurgation désormais attendue : vous êtes un raciste, un geste aussi utile que celui d'un paon qui ferait la roue devant un boa constricteur. La solution aux problèmes posés par l'Islam en France, selon Mélenchon, était une forme de créolisation, la promotion de pidgins dispersés dans une nouvelle langue nationale. Zemmour n'avait qu'à constater qu'en ce qui le concernait, les pidgins étaient des pigeons, et que, de toute façon, les Français eux-mêmes n’étaient pas très pressés de voir disparaître leur langue d'origine au profit d'une monstruosité gallo-islamique.
Lorsqu'il ne déversait pas ses animadversions dans le débat, Zemmour se tournait vers les classiques français pour faire valoir que l'Islam est tout simplement mauvais, faisant en particulier appel à Claude Lévi-Strauss :
[L’Islam est une] grande religion qui se fonde moins sur l’évidence d’une révélation que sur l’impuissance à nouer des liens au-dehors. En face de la bienveillance universelle du bouddhisme, du désir chrétien de dialogue, l’intolérance musulmane adopte une forme inconsciente chez ceux qui s’en rendent coupables ; car s’ils ne cherchent pas toujours, de façon brutale, à amener autrui à partager leur vérité, ils sont pourtant (et c’est plus grave) incapables de supporter l’existence d’autrui comme autrui. Le seul moyen pour eux de se mettre à l’abri du doute et de l’humiliation consiste dans une "néantisation" d’autrui, considéré comme témoin d’une autre foi et d’une autre conduite.
Lorsqu'en 2002 Lévi-Strauss fut sollicité pour réévaluer ce paragraphe, il ne put faire mieux que de faire appel à Michel Houellebecq, en une forme de renfort réciproque qui suggère plutôt un édifice aussi grand que le Taj Mahal monté sur deux cure-dents: « J’ai dit dans “Tristes Tropiques” ce que je pensais de l’Islam. Bien que dans une langue plus châtiée, ce n’était pas tellement éloigné de ce pour quoi on fait aujourd’hui un procès à Houellebecq. »
L'appel à Houellebecq était prophétique. Il existe un fort air de famille entre Zemmour et Houellebecq. Ayant tous deux été kidnappés à la naissance par des gitans, l'hypothèse selon laquelle l'un serait le jumeau de l'autre ne peut être facilement écartée.
Pourtant, Zemmour a réussi à suggérer un point d'incohérence dans l'idée même de multiculturalisme. Si les cultures sont distinctes, elles peuvent être mélangées, comme elles l'étaient au Caire ou à Istanbul sous les Ottomans, mais elles ne peuvent pas être fusionnées ; et si elles ne sont pas distinctes, à quoi bon tenter de les fusionner ? L'Islam, selon Zemmour, s'oppose en particulier aux valeurs françaises classiques, et aux longues traditions de la pensée européenne en général. C'est une grande force totalisante ; indifférente à l'accommodement, elle exige la soumission ; et là où elle s'est implantée dans la vie française, elle agit comme une infection qui serait au-delà des pouvoirs de l'antibiothérapie : les très nombreuses enclaves musulmanes sombres, voilées, violentes, criminelles, isolées, fanatiques, intolérantes, droguées, misogynes, totalement opposées aux valeurs républicaines, qui ne comprennent que la force, à supposer qu’elles comprennent quoi que ce soit.
Assez distinct ?
Les communautés musulmanes dispersées en France, sont-elles violentes, criminelles et généralement opposées aux valeurs républicaines françaises ? Certaines d'entre elles le sont assurément. Les efforts français d'assimilation sont-ils faibles, désorganisés, stupides et largement inefficaces ? Cela aussi. Si tout cela est très inquiétant, Zemmour est prêt à expliquer à quel point tout cela est très inquiétant :
Pas un jour sans vol, viol, agression dans la rue ou dans le métro. Pas un jour sans ses innombrables « agressions gratuites ». Pas un jour sans son crime. Pas un jour sans son commissariat attaqué, son école brûlée, ses policiers assaillis, ciblés par des tirs de mortier, ses pompiers caillasses, ses médecins menacés, ses professeurs insultés, ses jeunes Françaises violées, ses adolescents blessés, ses trafiquants de drogue arrêtés et relâchés, ses passagers de RER molestés, détroussés, ses collégiens traités de « sales Français », son vieil homme cambriolé, sa vieille femme brutalisée et assassinée.
À chaque jour suffit sa peine, comme le remarquait le rappeur français Nessbeal – peu avant une opération des dents, espère-t-on.
Il est surprenant d'apprendre que le taux d'homicide en France est de 1,3 pour 100 000. Un taux d'homicide de 1 pour 100 000 est comme la chandelle standard et mesure le taux d'homicide le plus bas possible. Le taux national d'homicide aux États-Unis est en moyenne quatre fois supérieur à celui des Français, et plus de dix fois supérieur dans diverses villes du sud. En 2021, le taux d'homicides à la Nouvelle-Orléans s'élevait à 17,5 pour 100 000. Ce sont là des faits qui ont poussé Zemmour à la contemplation des contrefaits, cousins germains, bien sûr, des contrefaçons. « Des villes comme Grenoble », écrit Zemmour, « sont comparées par leurs habitants à Chicago en ce qui concerne la criminalité. » Le taux d'homicide à Grenoble est de 2,83 pour 100 000 ; le taux d'homicide à Chicago, est lui de 18,26. Que les habitants de Grenoble expriment leur regret de ne pas faire mieux chez eux ou qu’ils expriment leur admiration pour un travail bien fait à Chicago n'est pas tout à fait clair.
Ce qui est très curieux dans tout cela, c'est la profonde communauté d'intérêts entre l'Islam de France et la France de Zemmour. Zemmour est en faveur de la famille ; il s'oppose au divorce, à l’homosexualité, aux déviances sexuelles de toutes sortes : Il considère le transsexualisme avec l'horreur non dissimulée d'un homme découvrant une vipère dans la cuvette de ses toilettes au pire moment. Zemmour est en faveur de la main lourde du décorum ; il est élitiste dans l'art, la culture, la cuisine et la littérature ; il est bonapartiste et gaulliste ; et, dans tout cela, quel point de principe le sépare de la pensée islamique ? Il ne souhaite pas être gouverné par des mollahs : c’est assez juste ; mais il comprend assez le monde pour savoir qu'il doit être gouverné, et de fait il a l’embarras du choix. Zemmour a lu Freud. Il comprend tout à fait qu'aucune société ne peut endurer sans brider les désirs instinctifs de l'humanité. Il est consterné par des films comme Les Valseuses. Il est partisan de la pudeur féminine, des bonnes manières, de la bienséance, de l'élégance et du raffinement de la vie, des arts, de la gastronomie et du sens de la virilité qui donne à un homme le sentiment agréable que, Grâce à Dieu, il n'est pas né femme.
Eh bien Monsieur, n'importe quel clerc musulman en France pourrait bien répondre, nous aussi.
En tout cela, Zemmour est très amusant. Impossible de résister à son plaisir dans le titre que Libération a assigné à son profil : Bite Génération. Son discours lors d’une réunion qu'il a eue avec Marine le Pen fut un chef-d'œuvre de malice maîtrisée : Madame le Pen, qui avait le pied dans le plâtre suite à une chute, est sortie de leur rencontre telle une godiche infirme.
Le plaisir ne va pas plus loin. C'est une chose de lire l'approbation de Zemmour de la virilité, d'autant plus qu'en combat avec une puce, l'ordre de préséance qui s'en suivrait serait difficile à prévoir ; mais c'en est une toute autre que de lire l'avis de Zemmour sur Vichy. C'est un sujet qui demande un autre niveau de sérieux moral.
Sous le régime de Vichy, environ 75 000 Juifs ont été déportés de France pour mourir à l'Est, dans les territoires occupés par les Allemands. Parmi eux, un tiers étaient de nationalité française. Deux cent mille Juifs ont survécu, en majorité des citoyens français. En Hollande et en Belgique, les proportions sont inversées. Les faits, s'ils sont incontestables, ne sont guère une source d'orgueil.
C'est précisément pour cette raison que les responsables de Vichy et leurs apologistes ont eu le souci d'incorporer les faits dans un récit qui leur faisait plus de crédit que les faits ne pourraient le laisser penser. C'est un récit à la forme familière : le meurtre de masse n'offre pas à ses apologistes un grand nombre de luxes rhétoriques. Si des fonctionnaires français qui n'étaient pas autrement disposés à nuire à une âme se sont retrouvés à présider à la déportation des Juifs étrangers, eh bien, c'est uniquement parce qu'ils y ont été contraints par les Allemands. Ils ont accepté ce qu'ils ne pouvaient pas changer, mais peu de temps après, ils ont contesté ce qu'ils ne pouvaient pas accepter. Les fonctionnaires de Vichy sont devenus le bouclier derrière lequel les Juifs français se sont rassemblés. « J'ai fait tout ce que j'ai pu », a soutenu Pierre Laval lors de son procès d'après-guerre, « compte tenu du fait que mon premier devoir était envers mes compatriotes d'origine juive dont je ne pouvais pas sacrifier les intérêts ».
Écrivant dans la dernière édition révisée de son traité de 1961, La destruction des Juifs d’Europe, Raul Hilberg a accepté l'argument de Laval :
Les Juifs étrangers et les immigrants ont été abandonnés et un effort a été fait pour protéger les Juifs indigènes. Dans une certaine mesure, cette stratégie a été couronnée de succès. En abandonnant une partie, la plus grande partie du tout a été sauvée.
Jusqu'à la publication des deux études de Robert Paxton, Vichy France : Old Guard and New Order, 1940-1944, et Vichy France and the Jews (écrit avec Michael Marrus), le récit de Vichy semblait rendre justice aux faits, et de la meilleure manière possible : les faits ont été reconnus, l'État excusé.
Cela a maintenant changé. Contrairement à Hilberg, Paxton et Marrus avaient étudié les archives françaises. Le récit, ont-ils déterminé, était faux dans la plupart des aspects, et là où il n'était pas faux, trompeur. Ni les archives françaises ni les allemandes n'ont révélé de stratégie pour sauver les Juifs français : aucun bouclier ne les protégeait ; et aucun responsable de Vichy n'a jamais été entendu faisant écho au général Mario Roatta, qui, lorsqu'on lui a demandé de remettre les Juifs aux Allemands dans la partie de la Croatie occupée par les Italiens, a déclaré que cela serait « incompatible avec l'honneur de l'armée italienne ».
Il y avait des choses que même un fasciste ardent ne ferait pas.
La France de Vichy était un État profondément antisémite, et dans ses restrictions légales à la vie juive, il ne faisait aucune distinction entre les Juifs en France et les Juifs français. Vichy a copié les lois et les ordonnances nazies - désignant les Juifs comme une sous-classe, leur interdisant l'armée, la presse, le commerce et l'industrie ; en les privant du droit d'exercer une fonction publique ; restreignant même les heures où ils pouvaient être vus en public. La déportation des Juifs étrangers n'a pas été imposée à Vichy par les Allemands. Bien au contraire. C'était une initiative française, les Allemands étaient eux-mêmes quelque peu surpris d'avoir rencontré un satrape européen si bien préparé à apprécier la gravité du problème juif. Les responsables français comprirent qu'une fois la déportation des Juifs nés à l'étranger achevée, ils seraient obligés d'envoyer les Juifs français à la mort. La Solution Finale signifiait la destruction de chaque Juif jusqu'au dernier en Europe ; en fin de compte, cela signifiait la destruction de chaque Juif sur terre jusqu’au dernier.
Les responsables français l'ont compris aussi.
Zemmour a lu Paxton et cela le laisse dans la position difficile d'essayer de montrer que si Paxton avait peut-être raison en détail - les morts étaient, après tout, morts - il avait tort dans un calcul moral plus large auquel Zemmour s’adonnait. Alors que nous sommes obsédés par « les préoccupations humanitaires et l'extermination des juifs », les Français de Vichy étaient occupés par des « préoccupations plus prosaïques », et s'il leur arrivait de constater que leurs voisins étaient déportés dans des wagons à bestiaux, ils en venaient très raisonnablement à la conclusion que la déportation était, en fait, une entreprise dans laquelle des jeunes étaient envoyés en Allemagne pour une période de travail sain en plein air sous les auspices du Service du Travail Obligatoire, ou STO.
Il n'est pas tout à fait évident qu'à notre époque, quiconque soit très obsédé par l'extermination des Juifs européens. Le monde a pris l'Holocauste dans sa foulée, suivant sans doute Raymond Aron, qui, écrit Zemmour, « a exhorté ses coreligionnaires à rejeter l'obsession de la mémoire ». Quelles qu’aient été les préoccupations prosaïques des Français sous Vichy, ils savaient très bien ce qu'impliquait la déportation. Le 23 août 1942, Monseigneur Jules-Géraud Saliège remettait une lettre pastorale à sa congrégation. C'est un document noble. Ses inquiétudes se révélant un peu moins prosaïques que la plupart, Mgr Saliège remarqua ce qu'il avait en face des yeux : la France déportait hommes, femmes et enfants vers une destination inconnue. Saliège ne se faisait aucune illusion sur l'identité de ces personnes. Et aucune illusion sur l'endroit où ils allaient. Tout n'est pas permis contre eux, a-t-il prévenu. Le 30 août, Monseigneur Pierre-Marie Théas, évêque de Montauban, remarquait dans sa propre lettre pastorale que les mesures antisémites en vigueur dans toute la France étaient une insulte à la dignité humaine, une violation des droits les plus sacrés de l'individu et la famille.
Cela ne donne pas l'impression que les Français aient été mal informés sur le sens de la déportation.
Les responsables de Vichy non plus.
Dans sa discussion du récit historique désormais standard de Vichy, Zemmour ne propose ni faits qui méritent d'être mieux connus ni arguments qui méritent d'être mieux entendus. Ses enquêtes historiques sont décousues. Le principal grief de ses préoccupations est ailleurs. Les Juifs que les Français ont envoyés à leur mort, croit Zemmour, ont été envoyés à leur mort parce qu'ils n'étaient pas assez français. La citoyenneté n'est plus en cause. Un sinistre nouveau calcul moral est entré en jeu. Dans son désir de défendre le fait d'être français au-delà de la possibilité de déni ou de défection, Zemmour a failli excuser le meurtre de masse. C'est quelque chose qu'il semble ressentir. Lors d'une récente apparition télévisée avec Ruth Elkrief, il a refusé de discuter davantage de Vichy au motif qu'il en avait assez dit. En cela, il avait raison. Ruth Elkrief s'est laissé facilement distraire - son état habituel.
Robert Paxton est une autre affaire. Il occupe une place importante dans les pensées de Zemmour et il est à peu près aussi distrait qu'un Rottweiler. Dans Le Suicide Français, Zemmour fait une distinction entre assimilation et multiculturalisme. Il est favorable à la première, méprise le second. Avec Paxton, c'est l'inverse. Les Français réclament depuis longtemps l'assimilation de leurs Juifs, la demande remontant elle-même au discours de Clermont-Tonnerre à l'Assemblée Nationale en 1789 : « Il faut tout refuser aux Juifs comme nation et tout accorder aux Juifs comme individus. » S'il s'agit d'une forme d'assimilation particulièrement astreignante, c'est une forme que Zemmour est prêt à avaler virilement. Il y a, écrit-il, « une radicale différence de point de vue entre Xavier Vallat, antisémite maurrassien, qui ne tolérait que les juifs assimilés à la manière de Swann dans Proust, et [Heinrich] Himmler, qui jugeait que les juifs assimilés étaient le pire type de Juifs parce que leur judéité ne pouvait pas être facilement révélée. »
On ne peut pas dire que cette remarque constitue une défense tout à fait satisfaisante de Xavier Vallat. Ce n'est pas une grande réussite d'être moralement supérieur à Heinrich Himmler, et, en effet, même le cafard commun y arrive. La différence radicale à laquelle Zemmour fait appel n'est pas non plus aussi radicale qu'il le suggère. Dans son autobiographie, Xavier Vallat, qui fut après tout le commissaire général aux questions juives sous Vichy, remarqua qu’il avait trouvé les juifs « parfaitement supportables à dose homéopathique » .
Laissez-moi voir. À 6X sur l'échelle Centésimale Hahnemannienne, la dilution homéopathique pertinente serait d'une partie par million. La population de la France en 1940 était d'environ quarante millions d'habitants. M. Vallat était donc prêt à tolérer quarante Juifs sur le sol français. Cela ne peut pas être considéré d’une générosité expansive. L'échelle homéopathique va jusqu'à 10X. A cette dilution, Vallat aurait eu du mal à trouver un seul juif, ce qui amène à se demander ce qu'il se proposait de faire des trois cent mille juifs contaminant l'état homéopathique français ?
Ce qu'il a fait au juste, on l’imagine.
Sous la pression de ses devoirs de guerre, Vallat était un peu moins fantasque : « Le Juif n'est pas seulement un étranger inassimilable, dont l'implantation tend à former un État dans l'État ; c'est aussi, par tempérament, un étranger qui veut dominer et qui tend à créer, avec ses proches, un état dans l'état. »
Ensuite, il y a le ministre de la Justice Barthélemy, autre grand renifleur de distinctions ethniques :
[Les Juifs] ont refusé pendant des siècles de se fondre dans la communauté française. …
Compte tenu de son caractère ethnique, de ses réactions, le juif n'est pas assimilable. Le régime considère donc qu'il doit être tenu à l'écart de la communauté française.
Si ce sont les gens avec lesquels que Zemmour préfère s’associer, est-il besoin de dire qu'ils auraient préféré ne pas s’associer avec lui ?
L'assimilation à la française - la phrase vulgaire de Zemmour - a toujours été une lourde imposition. Les Juifs français n'avaient jamais été complètement assimilés à la vie française, car ce qu'il fallait, c'était un état d'assimilation si parfait qu'il s'étendait cinq générations en arrière et donc si complètement que toute trace de judéité était effacée du visage juif. L'assimilation, contrairement à la citoyenneté, est une question de degré, et aux yeux des responsables de Vichy, les Juifs de France, quelle que soit leur citoyenneté, pourraient diminuer mais jamais effacer la distance qui les séparait des Français.
L'expérience historique des Juifs tant en France qu'en Allemagne a révélé que la demande d'assimilation était ce qu'elle était depuis toujours : impossible à satisfaire et répugnante à imposer. Aux yeux de l'étranger, les Juifs français ou allemands pouvaient sembler parfaitement assimilés, mais pour le Feinschmecker racial, aucun degré d'assimilation n'était satisfaisant. Être juif, c'était être juif nécessairement. Les Juifs de France et d'Allemagne l'ont compris.
Des années plus tard, certains Juifs allemands ont pris leur revanche. Eichmann à Jérusalem de Hannah Arendt est en très grande partie une attaque contre Adolf Eichmann pour la maladresse de sa diction allemande et les insuffisances de son érudition kantienne, insuffisances, inutile de le dire, dont un vrai Allemand - quelqu'un, en fait, un peu comme Hannah Arendt elle-même - ne serait pas responsable. Jusqu'à la fin de ses jours, Arendt n'a pas pu comprendre pleinement qu'Eichmann était un vrai Allemand et qu'à la fin de ses jours, Adolf Eichmann, si la question lui avait été posée, aurait considéré Hannah Arendt comme une vraie Juive, malgré sa maîtrise de Kant.
Voici l'illusion fatale des juifs français et allemands : qu'ils étaient français ou allemands parce qu'ils parlaient mieux français ou allemand que leurs assassins.
Les angoisses qui en ont affecté tant d'autres ont affecté Éric Zemmour. Il est ce qu'il semble, un étranger s'enfouissant à jamais au centre des choses mais toujours consumé par l'anxiété de ne pas s'enfouir assez loin. Ce n'est pas une surprise qu'il se sente obligé de suggérer que, cent ans après que son innocence fut définitivement établie, Alfred Dreyfus pourrait bien avoir été coupable. S'il croit en cela satisfaire le fantôme de Charles Maurras, qui grogne encore dans l'au-delà sur la revanche de Dreyfus, il se trompe. Les Juifs français et allemands ont été consommés presque jusqu'à la folie par le désir de démontrer qu'ils étaient suffisamment français ou allemands. Cela ne leur a fait aucun bien.
Zemmour ne peut pas laisser aller toute l'affaire et dans une déclaration rhétorique que n’importe quel psychologue reconnaîtrait comme une forme de projection, il s'est plaint que « des millions de personnes vivent ici en France, mais ne veulent pas vivre à la française » . Je suis l'un d'eux, et bien que je sois prêt, quand tout Paris deviendra fou de chagrin, à accepter de résider au Panthéon, ce sera en tant qu'Américain et Juif, les conditions de l'exil.
Rien de mieux, en ce qui me concerne, et certainement rien de moins.
L'exigence faite aux étrangers qu'ils se hâtent de s'assimiler est une idée au service de l'idée beaucoup plus large de l'État-nation. La distinction entre les deux est cruciale. L'État est la plus grande unité administrative au sein d'une région géographique particulière. La nation est un tout autre concept. Elle appartient aux ordres mythiques de l'humanité. On devient citoyen d'un État ; on est assimilé à une nation. Il y a quelque chose comme la Nation Française : une fraternité imaginaire s'étendant au moins jusqu'au gosier de l'empire mérovingien, une collocation de continuités dans la parole, l'habillement, les attitudes, les mœurs, les habitudes, la religion et la psychologie. Personne n'en doute : être français et être chinois sont deux choses bien différentes. Et, en effet, on pourrait définir la Nation Française comme le dernier ancêtre commun de tous les Français vivants avec tous ses descendants, les morts aussi bien que les vivants faisant partie d'une confrérie mystique. Dès qu'on s'efforce de préciser l'idée même de nation française, il devient évident que ceux qui répondent à la définition de la nationalité française et ceux qui répondent à la définition de la citoyenneté française ne sont pas les mêmes. Les manuels scolaires français commençaient par les mots nos ancêtres les Gaulois. Ni mes ancêtres ni ceux de Zemmour n'étaient gaulois.
Je parierais ma vie là-dessus.
Les Juifs de France ont été contraints d'en faire autant sous Vichy.
Ils ont perdu ce pari et l’ont payé de leur vie.
L'idée d'assimilation est hors de propos parce que la nation dans laquelle on s'assimile est une illusion. Si on définit la chose avec soin, comme je viens de le faire, il s'ensuit que presque personne n'est de nationalité française. Trop de siècles au cours desquels un groupe après l'autre a traversé les frontières toujours changeantes de l'Europe ont rendu cela impossible. Si elle est vaguement conçue comme un ordre mystique, comme lorsque les nazis parlaient de la nation aryenne, entièrement imaginaire, il s'ensuit que personne n'est aryen (ou français) puisqu'il n'y a pas de critères formels d'adhésion. Les observateurs les plus perspicaces de l'Allemagne nazie ont reconnu qu'en fin de compte, seuls les SS étaient assez purs pour porter le fardeau de l'idéologie nazie, et même alors, pas entièrement. La Nation appartient aux ordres mythiques de l'humanité où elle occupe une place profondément dangereuse.
Chaque être humain reste enfermé dans certaines pensées interdites. Ce qui est vrai des individus est vrai des sociétés : certaines choses sont interdites, protégées par des tabous. Les pensées interdites sont tentantes et comme les Français l'ont longtemps cru, la meilleure façon de faire face à la tentation est d'y céder. C'est lorsqu'Éric Zemmour se met à parler des musulmans de France que ses auditeurs souhaitent plutôt qu'il cède un peu moins, car au-delà de son évidente sympathie pour Vichy, ce qu'il a à dire trahit une certaine volonté de considérer comme éventualités pratiques ce qui devrait rester du domaine de la conjecture. Elles sont interdites. L’immigration ? Zemmour s'y oppose et propose que l'immigration soit réduite à zéro. Qui va nettoyer ses rues ? Il ne le dit pas. Les éboueurs de mon quartier sont tous maghrébins. Zemmour a fait valoir qu'environ quatre-vingts à quatre-vingt-dix pour cent des incarcérés en France sont musulmans. Il a peut-être raison. Il propose de les expulser tous s'ils ne sont pas citoyens français. Inutile de dire que ce n'est pas un crime en France d'avoir commis un crime en France. Nihil poena sine lege est un principe de droit romain et français. Zemmour ne prendra en compte aucune de ces subtilités juridiques. Comme les personnages les plus grossiers du régime de Vichy, l'odieux Louis Darquier de Pellepoix, par exemple, il veut passer à l’action et de n'importe quelle manière. Les idées selon lesquelles la France aurait été envahie ou infectée ou que les Français seraient en danger d'être remplacés par des musulmans, sont des idées qui tirent l'âme vers le bas. Le mot expulsion vient trop facilement aux lèvres d’Éric Zemmour. Cela aurait été bien mieux s'il avait réussi à contenir ce qui n'aurait jamais être exprimé.
Éric Zemmour est ce qu'il est : un provocateur agile et un beau baratineur. Si c'est ce qu'il est, c'est tout ce qu'il est. Il n'est pas près de devenir Président de la République Française. La France est un État démocratique raisonnablement bien géré, très prospère. Il est trop tard pour ressusciter la Nation Française en tant que facteur de la vie française. Cette veine n'est plus patente, comme disent les chirurgiens. Les Français ne sont pas près de confier l'administration de leur état à Éric Zemmour.
Je parierais ma vie là-dessus.
David Berlinski est le père de Claire Berlinski. Traduit gracieusement par Jerome Clavel, un Parisien en exil dans le Midwest Américain depuis 20 ans, après avoir passé quelques années en Afrique de l'Est. @twitter.com/jclavel2003.